La chaleur a un peu baissé ce soir. Un tout petit peu. Il est presque 11 heures et il ne fait plus que 32 degrés. Je me suis installé sur le balcon. Je regarde dans le Tigre les reflets des projecteurs de la zone verte. Au loin, j’entends des explosions. Ce sont des mortiers. Et devant moi, des ombres décollent et passent. Les hélicoptères volent sans lumières. Ce soir, c’est par groupe de 5. Ils partent tous vers le sud, avec un crochet étrange, pour éviter un point qu’eux seuls identifient.
En face de moi, cette zone verte. Une autre ville. Elle fascine. Je regarde, souvent, pour tenter de percevoir un changement. Rien. Les anciens palais de Saddam sont hérissés d’antennes, de barbelés, de miradors. La nuit, en scrutant bien, je discerne des lumières dans les bâtiments, presque des veilleuses. Un soldat qui lit ? Un diplomate qui téléphone ? Un ministre irakien qui rédige ses mémoires ? Cette zone verte est un mystère. Des immenses avenues, des palais décorés, des salles de réception format Versailles. Et des murs en béton, tout autour.
Entre elle et l’hôtel, le Tigre et ses berges. De hautes herbes qui ont permis à des combattants de se cacher, en 2003. Aujourd’hui, il n’y a aucun moyen d’accéder au fleuve sur plusieurs kilomètres en amont et en aval de la zone verte. Plus de pêcheurs. Plus de restaurants de poissons le long du fleuve.
En tendant bien l’oreille, on entend les aboiements des chiens, et parfois un miaulement de chat. Ce sont les ordures qui les attirent. Il n’y pas, ou plus, d’éboueurs à Bagdad. Les déchets sont brûlés, mais il faut que le tas vaille le coup.
Bagdad est éventrée. Les canalisations sont rompues. Les rats courent sur les trottoirs. Les ordures débordent. Mais qui s’en soucie ? Pas le temps. La guerre prend tout : le courage, les hommes, l’initiative, l’envie. "Dès qu’ils le peuvent, les gens dorment", dit Muthanna. Pour oublier, se réfugier, rêver.
Rêver qu’il n’y aura pas d’épidémie de choléra. Premier cas ce matin à Bagdad. Une femme de 25 ans, dans un hôpital du centre-ville. Et deux cas suspectés. La maladie vient du nord, du Kurdistan. Elle y a touché 1500 personnes cet été.
C’est ça, la "normalisation". Une ville, un matin, se réveille avec le choléra.Ici, elle peut devenir épidémique en quelques semaines. "Si c’est vrai, c’est une catastrophe absolue", m’explique un médecin de l’hôpital Yarmouk. Muthanna n’y croit pas . "Non ! Le Choléra ? Mais tu es sûr ? Où tu as lu ça ?". Finalement, même Al-Jazeera en parle. Pour les irakiens, c’est LA référence. Il y a donc le choléra. Je me renseigne : en temps normal, la maladie se soigne bien, et vite. Les conditions sanitaires irakiennes ne sont pas normales. Pas plus que les ordures partout. L’eau qui croupit.
Le chlore, pourtant, permet de tuer la bactérie. Mais son importation est interdite. Le chlore sert aussi à faire des bombes.
C’est les bombes ou le choléra.
Vers 17 heures, il y a un événement à l’hôtel. Un couple de mariés est arrivé. La trentaine tous les deux, avec un vieux monsieur et un petit garçon comme accompagnateurs. Ils vont donner leurs papiers à la réception. Elle a l’air gênée par son immense robe blanche et sa traîne. Le hall est vide, bien sûr. Ils prennent tous l’ascenseur. Il s’arrête au cinquième. Et dix minutes plus tard, ils redescendent tous, sauf elle. La mariée, dans sa chambre, doit attendre le retour de son époux. Nuit de noce à Bagdad.
Nous étions en route pour la piscine. Elle a fermé de nouveau. Aujourd’hui, pas de négociations. Et pas d’explications. Le patron est embêté. Les gardes du corps frustrés. Moi, je me demande pourquoi. Le choléra ?
Bonne nuit, bonne journée.
Lucas