Seuls les hélicoptères brisent le silence.
Il fait nuit sur Bagdad, et le Sheraton est vide. Enfin presque : nous occupons trois chambres : une pour moi, une pour le fixer, Muthanna, et une pour les gardes du corps. Il en reste 997 à louer. C’est pas gagné.
Les immenses couloirs du Sheraton sont plongés dans le vide et le noir. Pas de courant, pas de restaurant, pas de clients.
Les retrouvailles avec Bagdad sont curieuses. Impression d’être dans un mélange de Beyrouth et de Grozny. Immeubles éventrés, ombres fugitives dans la nuit, sirènes de police, et fumée d’attentats.
Le voyage en Irak commence dès le tarmac à Amman. 10 heures ce matin : des forces spéciales américaines en civils, quelques militaires français peu loquaces, et des irakiens pas pressés de rentrer. L’avion de la Royal Jordanian est repeint en blanc : pas d’identification, pas de numéro, pas de logo. Seul, un nom, peint sur le nez : Jessica. J’espère qu’elle est en forme, la Jessica….
Le pilote est russe, forcément. Le genre de pilote qui a dû poser des avions au Kosovo, au Timor, au Congo… En se marrant, et dans un anglais très accentué, il souhaite la bienvenue à bord, avec une hôtesse anglaise qui doit être payée une fortune pour ce job.
Le Fokker 28 se remplit. Et, pour une fois, tout le monde écoute les consignes de sécurité et regarde où est « la sortie la plus proche de votre siège ». Coup de bol, j’ai la sortie de secours…
A peine en l’air, l’hôtesse distribue des sandwichs auxquels personne ne touche. Une sonnette retentit au bout de trois quarts d’heure : c’est le signal de la descente vers Bagdad. Au dessous, les premières boucles du Tigre, la palmeraie de Fallujah, et quelques maisons.
L’avion descend en vrille : virages de plus en plus serrés. Gauche, droite, gauche. Le tout en piquant vers le sol. Et à toute vitesse, pour éviter les tirs. Une irakienne assise à côté de moi pleure en silence. Je ne sais vraiment pas quoi lui dire.
Je branche l’Ipod, et écoute à fond les manettes le dernier Manu Chao, Raining in Paradise, pour éviter d’entendre les vrombissements des deux réacteurs que le pilote coupe et rallume à tour de rôle. La musique calme un peu, mais j’ai les mains tellement moites que je ne peux plus changer de chanson.
La carlingue s’emplit d’une vague odeur de sueur apeurée. Entre se planter et prendre un missile, chacun évalue les meilleures manières de terminer cette descente au plus vite.
Derniers virages au dessus d’un ancien palais de Saddam, et le zinc se pose à toute vitesse sur la piste.
« Bienvenue à l’aéroport international de Bagdad. La température extérieure est de 47 degrés… et ça va encore monter », rigole cet enfoiré de russe.
En effet, l’air extérieur donne la sensation d’entrer dans un four avec un sèche-cheveux braqué dans la bouche.
Muthanna n’a pas eu le droit d’entrer dans la zone de l’aéroport. Un irakien, sympa, me propose de me déposer au premier check-point. A 170 kilomètres heures, en allumant sa cigarette, il me demande ce que je fais là…
Je finis par retrouver Muthanna, et nos anges gardiens : quatre policiers, dont un major en uniforme, que je vais payer 600 dollars par jour pour nous protéger ( j’accepte assez facilement, aujourd’hui, de participer à la corruption généralisée du pays).
On se remet en route, Muthanna et moi dans une première voiture, les flics dans une vieille Chevrolet aux vitres teintées derrière. Au moindre pépin, ils sont supposés sortir l’artillerie, ou négocier avec les milices, par ailleurs infestées de policiers et de militaires.
Ce qui n’a pas changé, c’est l’entrelacs de routes coupés, de détours, de barrages : un coup l’armée, un coup les forces spéciales, un coup la police. Il nous faut une bonne heure pour arriver au Sheraton, dont quelques minutes très désagréables dans un embouteillage, où tous les regards se tournent vers moi.
En descendant de la voiture, je goûte à cette sensation oubliée : dix mètres à pied, et l’impression d’avoir plongé dans une piscine brûlante tout habillé.
C’est le ramadan. Donc juste de l’eau, puisque Muthanna me dit que personne ne me reprochera de boire de l’eau en public… De toutes façons, il n’y a personne pour me regarder, à part les obséquieux serveurs, qui ont tranquillement survécu au changement de régime.
On parle de politique, avant le premier direct. BAM. Une bombe, pas loin. Bilan, 5 morts et 17 blessés. Une voiture piégée. Et Muthanna : « oui, mais il y en a vraiment de moins en moins, tu vas voir, ça ne réveille plus la nuit ».
Je sais pas s’il pleut au paradis, mais ici, il fait chaud.
Bonne nuit, bonne journée,
Lucas