Personne. Ils sont journalistes et irakiens. Ils travaillent pour la chaîne Al Sumaria. Ils ont été kidnappés à la sortie d’une interview en février 2006. En 19 mois, il n’y a eu aucune demande de rançon, aucune revendication.
Dans les locaux de cette télé, leurs portraits sont affichés. Comme dans toutes les histoires d’otages. Mais les irakiens n’ont pas le temps de se mobiliser. Le directeur de l’information dit qu’il a essayé de contacter tout le monde, même l’ONU. Il n’a jamais eu de réponse. Et puis les otages, en Irak, c’est tous les jours : pour un peu d’argent, ou un peu de pression. Mais souvent, les otages disparaissent des radars. Complètement. Il n’y a plus de chiffres officiels, les compteurs se sont emballés. Entre les attentats et les enterrements, les otages sont passés au second plan.
Ce matin, tous nos rendez-vous ont étés annulés. Je m’inquiète, demande à Muthanna de rappeler, encore et encore. Mais les gens ont peur de nous parler. Même de nous voir. C’est risqué pour leur réputation, dans le quartier. Muthanna tente de convaincre, d’argumenter. Nous serons discrets. Nous ne restons pas longtemps. « Non. Désolé ». On arrête d’insister.
Direction Al Sumaria, la Sumérienne. Je me dis que la presse qui regarde la presse, ce n’est jamais très conseillé. Mais ici, ce n’est pas pareil. Parce que la situation est unique. Journaliste et irakien, c’est l’un des pires métiers du monde.
192 journalistes depuis mars 2003 : le conflit le plus meurtrier dans l’histoire de la presse. 99% d’irakiens, inconnus du public mondial. Ceux qui sont en vie sont tous menacés. Par tous le monde. "On a des pressions de tous les côtés, c’est dur, mais ça nous rend crédibles", dit le patron de l’info.
Dans la rédaction, je suis accueilli comme un roi. Les journalistes connaissent France 24, ils regardent la chaîne arabe. Ils me demandent : "et celui-là, il est sympa. Et celle-là, elle est aussi belle en vrai qu’à l’écran ?"…
Puis on parle de sécurité. Ils me demandent où je loge, si j’ai peur, comment je suis protégé, etc… Je suis mal à l’aise. Eux ne se protègent pas. Ils partent sur le terrain, avec des précautions de base. Ils bossent. Ils reviennent. Ou pas.
Ils sont attaqués de tous les côtés : les milices qui les haïssent, et cherchent à les faire fuir en leur tirant dessus, et les américains qui se méfient et braquent leurs canons sur tous les objectifs qu’ils croisent dans leurs viseurs. Ils reçoivent des menaces, chez eux ou au boulot.
Pour mon tournage, ils ne mettent que deux conditions. Pas de plans extérieurs du bâtiment. Et pas de localisation. Chez nous, les médias s’affichent. Ici, ils se cachent. Une bonne vingtaine de gardes armés entourent le bâtiment.
Je demande à un des responsables de la chaîne si ce n’est pas trop dur d’être à ce point enfermé (il dort au dessus de son bureau et ne sort qu’une fois par semaine en voiture blindée). "Non. Enfin, si. Le bâtiment est non-fumeur, et ça,c’est dur".
Ce soir, pendant un direct, sur la terrasse du Sheraton, une colonne de blindés américains passe derrière moi. Un hélico les protège. Il se met à tirer des fusées éclairantes. Puis une rafale de mitrailleuse, je ne sais pas dans quelle direction. Il fait nuit noire. Pas d’électricité dans le quartier. Un autre hélico par derrière. Il passe au-dessus en rase-mottes. Je n’entends plus rien dans mon oreillette. Le puissant projecteur qui m’éclaire leur permet de me voir comme en plein jour. Moi, je ne les vois pas. Tout en parlant, je repense aux journalistes irakiens. Et j’ai la trouille.
Bonne nuit, bonne journée.
Lucas