La piscine est vide. Vide, ou sale. Pendant ce séjour, je n’ai jamais pu y plonger. Quand je suis arrivé, son eau était jaune. Le sable des tempêtes dans l’eau de la piscine. Puis l’eau a viré au marron. De la terre ? Il y a quelques jours, les propriétaires de l’hôtel ont décidé de la vider. Et ils ont les plus grandes peines à la remplir de nouveau. "Demain !", disent-ils tous les jours. La piscine est vide. Et pourtant je n’en ai jamais eu autant besoin. La chaleur, les ennuis "logistiques", et pas mal de doutes.
L’Irak est le pays du doute. Pour tout et pour chacun. Cinq ans d’extrême violence ont appris aux Irakiens à ne plus rien promettre, ne plus rien croire. Comment savoir si telle route sera ouverte le lendemain, si tel colonel à qui l’on veut parler sera encore vivant ? Comment savoir si dans une demi-heure, ce barrage tranquille n’aura pas été attaqué ?
Dans le doute, il faut se rassurer avec des éléments tangibles. L’argent. Il est devenu un moyen de croire. La corruption touche tous les niveaux. Des pauvres aux riches, des forts aux faibles. Tout s’achète, tout se paye. Très cher. La vie, l’information, le passage, le temps. Il faut souvent payer pour rien. "Parce que c’est comme ça". Parce que plus personne n’ose se demander ce qu’il fera dans un jour ou dans un an. A défaut, il faut bien faire quelque chose : tenter de gagner un peu plus. C’est exaspérant, mais indispensable. Et à en croire les livres, l’Irak a toujours été corrompu, toujours été violent.
Difficile, aujourd’hui, de croire qu’il y a 30 ans, les Irakiens étaient parmi les plus riches du Moyen-Orient. Qu’un dinar valait 3 dollars, quand il en faut aujourd’hui 5000 pour la même somme. Le pétrole suintait tous les pores du pays. Les amis américains, britanniques et français se pressaient aux portes de l’aéroport pour ne pas manquer les contrats. Les écoles et les Universités tournaient à plein régime. Les magasins de luxe du centre ville depuis longtemps fermés, ont étés remplacés par des échoppes de légumes. "On n’a jamais été préparés à vivre comme des pauvres", dit un Irakien.
Les files d’attentes aux stations-service. Comment est-ce possible dans un pays qui possède probablement les plus grandes réserves de pétrole du monde. Les cuves vides : "C’est la grève". Mais qui fait grève ? "Les employés des stations ! Ils sont fonctionnaires mais ne sont plus payés".
Rue Saadoun à Bagdad. Depuis quelques semaines sont apparus des panneaux solaires sur les lampadaires. "C’est nouveau, c’est vraiment étrange. Je ne pensais pas qu’on aurait ça ici", rigole le chauffeur. La pollution est telle en fin de journée qu’on distingue à peine les panneaux. Pour un peu, on se demande si ce n’est pas une blague. "Vous croyez que c’est vraiment le moment de nous installer des systèmes écologiques", demande-t-il plus sérieusement. Qui a gagné ce marché ? Avec quels arguments ? Eclairer la rue la nuit, certes. Mais elle est vide ! Personne, en dehors des convois de l’armée, ne roule rue Saadoun la nuit. Et les blindés tentent plutôt de se déplacer sans êtres vus…
L’Irak est un pays complexe, passionnant, et attachant. Les Irakiens le sont encore plus. Mais l’Irak est aussi un concentré de l’absurde. De la cruauté à la bêtise : de Saddam Hussein à Paul Bremer. Un espace pour exercer les pires travers de l’homme fort sur les humains. Pour voir. En mettant un soin particulier à ne pas chercher, à ne pas comprendre, à ne pas regarder. En bas, les Irakiens ne connaissent que la violence. Ils en distinguent les codes invisibles. Ils la connaissent, parfois l’apprécient. En se disant qu’un jour, demain peut-être, c’est sûr, ça ira mieux. "Demain…".
Demain, ce carnet de route s’arrête. Parce que nous partons (si la tempête le permet…). Mais aussi parce que les mots sont plus absurdes encore que la situation qu’ils tentent de décrire.
"Appliquer les mots habituels au milieu de tout cela est devenu aussi difficile que de supporter ses pensées. La guerre a éreinté les mots; ils se sont affaiblis, dégradés."
Henry James, New York Times,1915.
Bonne nuit, bonne journée.
Lucas