Ce matin, le patron de l’hôtel m’a foncé dessus. Pour m’annoncer que ce soir, "c’est spécial". Pour l’iftar, la rupture du jeûne, il a demandé au cuisinier de préparer du poulet au curry. Bon, c’est toujours du poulet (il n’y a que ça), mais au moins, avec quelque chose… Inch’allah
Je commence à avoir mes habitudes. Après le direct en plein soleil, à neuf heures du matin, on prend un café dans ma chambre, avec Muthanna. On essaye de voir ce qu’on peut faire. Quand. Comment. Avec qui. A quelle heure.
Un moment, on s’est tu. On a écouté une série d’explosions pas loin. Des coups sourds. Les vitres qui vibrent. Les hélicos qui décollent par groupe de deux. Sans doute une série de roquettes tirées depuis un pick-up en direction de la zone verte. La plupart du temps, elles s’écrasent à côté de leur cible. C’est juste histoire de rappeler aux diplomates et militaires enfermés dans les anciens palais de Saddam qu’ils ne sont toujours pas les bienvenus. Au cas où ils en doutaient…
Et la discussion reprend, comme si de rien n’était. Au programme aujourd’hui : un reportage sur une patrouille anti-attentats dans un quartier du centre.
Muthanna s’arme de ses deux portables (un pour chaque réseau disponible) et passe ses coups de fils. Ca dure, il rit, il se fâche, il raccroche, il rappelle.
Et puis il lâche : "c’est bon, j’ai trouvé, mais il va falloir payer". Qu’à cela ne tienne, au point où on en est !
Mais notre chef garde du corps (Ahmad, major dans la police, corrompu et sympa) fait la moue. Il ne fait pas confiance aux militaires que l’on va voir. Qui, eux, ne font pas confiance aux policiers. Ca se complique.
On se détend : j’explique à Ahmad qu’il restera à l’écart, et qu’il nous surveillera de loin.
Deux heures plus tard, départ. Je m’installe, comme tous les jours, bien au fond de la banquette arrière de la vieille voiture de Walid. On arrive au check-point sans problèmes. Les soldats nous attendent, mais le sergent est en retard. Il est chez le coiffeur… Il veut être beau pour la télé française.
Sa jeep blindée parle toute seule : deux énormes impacts de roquettes. Un de chaque côté. Le blindage a tenu le coup.
J’ai du mal à avoir des réponses simples à des questions précises : le nombre d’attentats, l’équipement, les techniques pour repérer les voitures suspectes…. A chaque fois, le sergent se lance dans de grandes explications politiques. Tous les dirigeants sont des nuls. A commencer par le premier ministre chiite. "Et vous, sergent, vous êtes quoi ?" "Chiite, bien sûr"….
Une demi-heure sur place. Une éternité. Une petite brise souffle sur l’avenue. Les gens sourient, me font des signes. Je voudrais bien en profiter. Mais… il faut rentrer. Quand je lui donne ses billets, le sergent me prend la main : « Chirac, no good. Charkozy, very very good ! »
De retour à l’hôtel, content d’avoir pu sortir et de pouvoir rentrer… Envie d’une douche glaciale. Mais les robinets ne délivrent rien. Coupure d’eau. "C’est pour tout le quartier", me dit la réception.
Alors tant pis, allons voir si le curry existe vraiment. La salle de bal du Sheraton est dressée. Les nappes sont sales, plus personne ne pense à les laver. Les serveurs empressés ne savent plus par où commencer. Eau, pain…eau, pain : ils ont l’air un peu perdus : à force de ne jamais vraiment travailler, on dirait qu’ils ont peur de faire une bourde. Et toujours pas de curry.
L’électricité tombe en panne. Le groupe électrogène permet juste au lustre de briller, sans éclairer. Immense salle de restaurant dans la pénombre. Deux clients et dix serveurs.
Au bout d’une demi heure à observer les ombres, les assiettes arrivent.
C’est bien du poulet au curry. "Pardon, monsieur, c’est froid". Je me demande si en laissant l’assiette un quart d’heure dehors, sous le coucher de soleil, le dîner pourrait chauffer… Mauvaise idée, les chats me le volerait.
Le poulet au curry est infect. Mais au moins, il y a du curry. Ca change.
Le sujet pour la matinale est monté dans le noir, à la lueur de l’écran de l’ordinateur. Il reste quelques lumières de secours dans les couloirs, mais plus d’ascenseur. Les lumières de secours agonisent, puis s’éteignent.
Plus d’eau, plus de courant, et plus de climatisation. La batterie de l’ordinateur faiblit. Il faut aller se coucher. Je me penche à la fenêtre : toute la ville est dans le noir. Sauf la zone verte. Les puissants projecteurs américains éclairent le mur d’enceinte. Comme une prison.
Une zone verte éclairée, au cœur de Bagdad sans lumières.
Plus un bruit à l’intérieur de l’hôtel. Noir total. Dehors, parfois, une rafale de kalachnikov déchire la nuit. Combat ou mariage ?
Bonne nuit, bonne journée.
Lucas