Avant hier soir, plus de connexions internet. L’hôtel, comme coupé du monde. Patrice, journaliste français, vient d’arriver. La discussion roule, tard, autour d’une des rares bouteilles de vin rouge accordées par les serveurs. Les milices chiites sont passées plusieurs fois, pour interdire l’alcool. L’un des serveurs veut résister, les autres ont peur. Négociations. Il ne faut pas les mettre en danger. Mais on en a très, très envie. Le vin n’est pas bon, mais nous l’avons bu.
Sécurité, milices, barrages, armées, enlèvements. Tout y passe. Impression d’être un vétéran, après quatre semaines ici. Mises en gardes, et tentatives communes de comprendre les complexités de la politique irakienne. En fait, il faut avouer que tout ou presque nous échappe. Les analyses finissent en cul de sac. Tant d’incertitudes, tant de gigantesques points d’interrogations, tant de flottements. La plupart des irakiens sont perdus dans leur pays. Alors nous ! Il faut donc coller, au plus près quand c’est possible, à cette réalité. Tenter de voir, de rester, de comprendre. Et juste raconter. C’est peu, très peu, trop peu, mais je me dis que c’est déjà ça.
« Mon frère a été tué devant la maison. On est partis. Je vis chez mon oncle ».
« Mon mari a été kidnappé. On ne l’a jamais retrouvé. J’ai peur »
« On ramassait les cadavres devant la porte. Alors on a fui ».
Témoignages recueillis hier, à Yarmouk, peu de temps avant qu’une bombe n’explose dans le quartier. Trois femmes, trois réfugiées de l’intérieur. Ils sont deux millions. A avoir fui leur maison pour se réfugier ailleurs. Parfois tout prêt. Juste pour avoir un peu moins peur. Que dire ? Comment expliquer cette banalité de l’horreur ? Comment intéresser ? Comment faire comprendre que la guerre en Irak a déjà duré presque autant que la seconde guerre mondiale ? Que faudra-t-il répondre au retour quand la question tombera : « Alors, l’Irak, que va-t-il se passer ? ». Rien de plus, rien de moins, sans doute. La guerre est là, réelle, poisseuse. Insidieuse et traître. Peut-être répondre comme l’ami Yuri Kozyrev : « En Irak, il n’y a plus qu’un combat entre le Mal et le Mal ».
Hier encore. La police de la province de Dyala annonce qu’elle a trouvé 19 morts. Dont 10 têtes sans corps. Décapités. Un direct pour le dire. Et puis quelques mots dans un reportage à venir. Et puis quoi ? Rentrer, monter un long reportage. Espérer qu’il collera à la réalité. A la vie de l’Irak, 5 ans après. Aux morts de l’Irak. Aux survivants. L’Irak est un asile. Les fous s’y promènent en liberté. Des bombes sous la veste. Des flingues dans les poches. Des couteaux à l’arrière des voitures. Ceux qui ne sont pas armés longent les murs. Tentent d’échapper aux balles. Et rêvent de partir. Les gardiens de l’asile sont débordés. Ils regardent sans voir. Essaient parfois de fermer les cellules. D’installer des barreaux. De distribuer des calmants. Et rêvent de laisser les clés à d’autres.
Ce matin, un serveur au petit-déjeuner. Je lui fais remarquer qu’il a une belle montre. Il pose le pain sur la table. Dénoue le bracelet et me tend la montre. « Tiens, garde-là. Tu me la rendras quand ce sera la paix. Tu viendras raconter que c’est la paix, hein ? Je t’attends ici ».
Ce soir, Yuri et ses collègues de Time ont décidé de célébrer notre départ. Sammy, le cuisinier le plus doué à des kilomètres à la ronde, s’est surpassé. Brochettes, kebab, avec un sourire que seul Sammy est capable d’offrir à Bagdad. Marc est pessimiste. « Les Républicains vont gagner. Un attentat contre une ambassade et c’est fait. On a du travail pour 10 ans ». La tristesse gagne. Il est temps d’aller se coucher.
Les nuits du journaliste sont longues, parfois. Quand la nuit devient ce qu’on évite le jour. Cauchemars. Des miliciens qui entourent une voiture. Pas d’échappatoire. Des bombes qui explosent. Du sang sur les murs. Des têtes sans corps dans la rue. Des hélicoptères qui tombent. Des bombardements qui frappent la chambre. Des peurs. Et la joie de voir enfin le jour et les palmiers dans le vent. Et se dire que les portes de l’asile nous sont ouvertes. Qu’il est temps, sans doute, d’en sortir. Pour essayer de dire ce qu’il se passe en Irak.
Bonne nuit, Bonne journée. A bientôt.
Lucas