"Occasion manquée, hélas !", par Patrick Eveno*
Article paru dans Le Monde du Vendredi 14 novembre
En boycottant les Etats généraux de la presse écrite, le Forum permanent des sociétés de journalistes a choisi une logique de confrontation plutôt qu’une logique de négociation. Il cherche à déconsidérer à l’avance le travail mené dans les Etats généraux. En posant en préalable ce qui aurait pu être l’objet d’une négociation, le Forum se drape dans la pureté de sa cause – la défense du pluralisme, mais il se prive de moyens d’action.
La reconnaissance de la collectivité rédactionnelle est inscrite à l’ordre du jour du pôle "Concentration et pluralisme" que je pilote. Le Forum, qui y était invité, en était informé. Sachant que Nicolas Sarkozy souhaite alléger les contraintes législatives pesant sur la concentration dans les médias et qu’il a les moyens politiques d’y parvenir, j’estimais que la reconnaissance des collectivités rédactionnelles était une bonne contrepartie. Faute de partenaires, on ne pourra pas négocier…
La question première reste celle de la crise très grave qui affecte la presse française, notamment la presse quotidienne d’information générale et politique. Il s’agit de trouver des remèdes à cette crise, non de tenir les assises du journalisme, même si les pratiques journalistiques sont une des composantes de la crise.
Certes, dans une démocratie "ordinaire", l’intervention de l’Etat dans des affaires de presse serait considérée comme une atteinte à la liberté. Il reste qu’en France, l’Etat intervient depuis la Libération pour distribuer des aides à la presse et légiférer dans tous les domaines. De même, on peut prêter à Nicolas Sarkozy l’intention de favoriser tel ou tel groupe. Mais un texte ne l’en empêchera pas.
Lorsque des journalistes affirment que c’est à la profession d’organiser les Etats généraux, on ne peut que rester sceptiques : pourquoi la "profession" a-t-elle attendu l’initiative présidentielle ? Pourquoi n’a-t-elle rien fait jusqu’à présent, alors que la crise de la presse s’approfondit depuis trente-cinq ans ?
Autre critique : la sous-représentation des journalistes. Or, sur 148 participants, on compte 49 titulaires de la carte de presse, soit un tiers des membres. Parmi ces derniers, on recense certes 10 journalistes devenus patrons, mais peut-on sincèrement penser que Pierre Haski, Laurent Joffrin, Eric Fottorino ou Christophe Barbier ne seraient plus d’authentiques journalistes parce qu’ils dirigent un organe d’information ?
ABSENCE DE RENTABILITÉ
Le texte du Forum reprend sans examen tous les fantasmes sur la concentration. Le président de la République veut pousser à la construction de grands groupes français capables de rivaliser à l’international ? Mais la formation de groupes puissants ne se décrète pas par décision présidentielle. Les journalistes craignent des suppressions d’emplois, à la suite des concentrations ? Mais sans regroupements, les journaux feront faillite et tous les emplois seront supprimés.
Le processus de concentration est déjà en marche. La crise économique actuelle ne fera que l’amplifier. C’est pourquoi notre commission cherche les moyens les plus efficaces pour préserver le pluralisme. Il est donc dommage que le Forum ne nous vienne pas en aide.
Le problème de la presse française n’est pas l’excessive concentration, car elle y est beaucoup plus faible que dans les pays européens comparables. La vraie question est celle de l’absence de rentabilité des quotidiens français, qui sont quasiment tous en déficit, alors que leurs confrères européens sont encore rentables. Ils affrontent pourtant les mêmes questions (les gratuits, Internet, la recomposition du marché de l’information et des médias, la chute des recettes publicitaires, etc.). Si des industriels extérieurs aux médias peuvent, hélas bien souvent dans une stratégie d’influence, acheter des journaux, c’est parce que les groupes de presse français n’en ont plus la capacité financière depuis longtemps et que les groupes plurimédia reculent devant les pertes abyssales.
Les quotidiens ne sont plus rentables depuis de nombreuses années, c’est là le vrai problème. La question décisive est de savoir si l’on peut encore les aider à survivre ou s’ils sont condamnés à une disparition prématurée, à court ou moyen terme. Les Etats généraux étaient l’occasion de réunir tous les acteurs du secteur autour d’une table et de les convaincre de négocier pour dépasser les corporatismes traditionnels et les clivages d’un autre temps. Il est dommage qu’une partie des journalistes s’exclue de cette négociation, simplement pour faire des effets de manches, sans mesurer combien l’avenir de la presse est compromis si tous les acteurs, ensemble, ne mettent pas tout en oeuvre pour la sauver.
Patrick Eveno, historien, est vice-président du pôle Concentration, pluralisme et développement des Etats généraux de la presse écrite.
*Patrick Eveno, historien, est vice-président du pôle Concentration, pluralisme et développement des Etats généraux de la presse écrite.
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