A QUOI SERT UN JOURNALISTE ?
par Hervé Bourges, Président de l’Union internationale de la presse francophone et Président de l’Ecole supérieure de journalisme
A résister aux contraintes temporelles dictées par les nouveaux médias
Il faut prendre la mesure des effets désastreux de la nouvelle temporalité instaurée par les nouveaux médias sur la pratique de la communication. J’ai déjà eu l’occasion de décliner ces effets. Je les rappelle : rapidité, caducité, brièveté. La déontologie des journalistes passe aujourd’hui par un acte de résistance délibéré contre ces contraintes temporelles dictées par les nouveaux médias, et par un effort tendant à restaurer la durée dans toutes ses dimensions : réflexion nécessaire sur les faits, mémoire à garder des événements, cohérence logique à reconstruire dans leurs enchaînement.
La rapidité dans la constitution de l’information, dans sa recherche, dans sa formulation, et dans transmission est le premier avantage affiché par les nouveaux médias.La presse écrite, la radio, la télévision, on emboîté le pas aux nouveaux services, par crainte d’être dépassées aux yeux de leurs lecteurs, auditeurs, spectateurs, dans une course effrénée à la recherche de la nouvelle. Or la multiplication des partenariats croisés entre sites Internet, agences de presse, journaux de presse écrite, radios et télévisions conduit, en réalité, non à une diversification croissante de l’information offerte, mais à une croissante redondance des articles et des thèmes traités. Il s’agit de constater la dérive d’un système d’information qui se nourrit de plus en plus de lui-même, et de moins en moins d’un dialogue avec la réalité des faits qui passe, dans la conscience cartésienne qui doit être celle du journaliste, par un doute préalable, qui suivi d’un questionnement ouvert et sans préjugé. La rapidité, dans ce sens, c’est aussi l’effacement d’une information réduite à une redondance simplifiée. La rapidité, c’est pour le journalisme le danger de la paresse et de la facilité, au mépris des règles déontologiques qui fondent la valeur du travail journalistique.
Après l’ivresse de la vitesse, c’est la griserie de la nouveauté. La valeur d’une information semble désormais ne plus exister qu’en fonction du temps. A l’instant où elle est données, on s’arrache la primauté d’une information. Deux heures après, elle devient presque difficile à retrouver sur les nouveaux médias. Le travail du journaliste n’est pas de noyer le public dans une pluie de faits sans cohérence : il est de travailler à donner la cohérence à un monde où les choses apparaissent de manière singulière et séparée, même lorsqu’elles ont les mêmes causes et concourent à produire des conséquences communes.
La caducité de l’information sur les nouveaux réseaux entraîne à l’inverse la conscience dans une sorte de kaléidoscope d’informations bigarrées et toujours renouvelées : le journaliste devient alors, à son corps défendant peut-être, l’instrument de décervelage généralisé, dans lequel l’incohérence croissante des événements ne trouve plus d’explication. D’où le désintérêt observé du public pour les informations politiques et internationales, qui lui paraissent de moins en moins porteuses de sens, et le besoin qu’il a de concentrer son attention sur des figures stables : vedette du show-business, sportifs célèbres ou leaders politiques médiatiques ou sur des problèmes qui le touchent de très près. La proximité et l’utilité immédiate de l’information deviennent le seul refuge du sens.
La brièveté enfin : tout habitué de la presse écrite sait comment les articles sont souvent rognés, en partant de la fin, pour tenir sur la page des journaux papier. La différence est que la présentation des informations sur écran entraîne des principes de brièveté décuplés, que les jeunes rédacteurs de services d’information sur Internet sont appelés à prendre en compte dès le stade de la conception de leur papier.
S’ajoutant à la rapidité et à la caducité, la brièveté est le dernier terme d’un appauvrissement global de l’information offerte, réduite à n’être plus qu’un contenu indéterminé et fragile, dont la valeur s’effrite en même temps qu’il s’efface, gommé par un nouveau contenu, sans lien ni cohérence, que la place disponible ne permet pas de développer, et dont l’esquisse fugace sortira encore plus vite de l’esprit. D’autant que la brièveté n’est plus une contrainte, mais une simple tendance naturelle, née de la pluridisciplinarité professionnelle.